Qu'est-ce que le projet "SALEM" ?
En 1692, à Salem, dans le Massachuchetts, quelques jeunes filles, surprises par le pasteur du village alors qu'elles s'adonnaient à un rite païen dans la forêt furent soupçonnées de sorcellerie. En réaction, elles se mirent à accuser certains de leurs concitoyen.ne.s d'être des sorcier.e.s allié.e.s à Satan. La petite communauté prêta foi à leurs accusations et poussa les personnes incriminées à avouer les faits. Rapidement, les dénonciations se répandirent parmi les villageois. En quelques semaines, près d'une centaine de personnes furent emprisonnées et torturées. Vingt-cinq seront exécutées.
Que s'est-il vraiment passé à Salem en 1692 ? C'est cette question qui est à la source de ce projet d'écriture collective. Loin de la pièce d'Arthur Miller, qui adoptait le point de vue des villageois, nous voulions, de notre côté, concentrer notre spectacle sur le point de vue de ces femmes de Salem, oppressées, accusées à tort et contraintes, pour leur survie, de se transformer en bourreaux. Que s'est-il passé dans l'intimité des lieux clos où elles se sont réfugiées ? Comment ces quatre femmes ont pris la décision de diffuser ce mensonge sur l'ensemble du village pour détourner les accusations qui pesaient sur elles ? Comment un mensonge proféré dans une situation de peur et de pression extrêmes a-t-il pu engendrer une telle réaction en chaîne ? Nous avions notre sujet, et après l'expérience de l'adaptation littéraire effectuée sur "SOLARIS", notre précédente création, nous pouvions à présent nous atteler à la première écriture collective de la compagnie.
Réalisée sur toute l'année 2019, cette écriture s'est rapidement structurée sous la forme de cinq actes. Cinq actes ayant toujours pour cadre le contexte d'un huis-clos permettant de situer divers lieux du village où nos protagonistes trouvent refuge au fur et à mesure du récit. Ce parti pris des huis-clos successifs nous permit de mettre en place une forte tension évolutive durant toute la durée de l'intrigue en effectuant ainsi un important travail sur la notion d'enfermement.
Après avoir défini une trame globale du récit, nous avons ensuite demandé à chacune des comédiennes de co-écrire un acte du spectacle. Nous voulions en effet que chacun de ces actes se décline comme si nous passions d'un point de vue à l'autre. Nous voulions également travailler sur cette notion de regard et d'interprétation des évènements. Ainsi, dans chaque scène, l'un des personnages sera toujours davantage en observation, subissant, impuissant, l'horreur de ce qui est en train de se passer. La structure du récit s'est finalisée enfin par l'insertion, entre chaque acte, d'une prise de parole individuelle de chacune des protagonistes. Pour approndir l'idée de pénétrer leurs univers mentaux, nous avons envisagé ces "monologues" comme des réponses à un tribunal imaginaire. Le fait divers de Salem étant intimement lié à la notion de procès, nous avons choisi de ne pas le traiter par le biais d'une scène classique de tribunal. En injectant l'idée que ces personnages répondent à un juge et des questions imaginaires, nous rendons palpable la pression sociétale de ces femmes qui, face à la situation qu'elles vivent, s'imaginent immédiatement sous le joug d'une culpabilité, d'un interrogatoire à charge.
En racontant ce fait divers fondateur de l'oppression féminine à travers la figure ancestrale de la sorcière et de sa chasse, nous voulions pousser le débat plus loin. En effet, cette création, bien qu'adoptant des points de vue uniquement féminin, cherche davantage à dénoncer la nature humaine dans son ensemble, avec son besoin éperdu de pouvoir et de puissance. C'est également une charge contre la rumeur qui met en marche une masse d'individus vers la violence.
Cette approche différente de cette terrifiante histoire, symbole de l'un des cas d'hystérie collective les plus troublants de l'Histoire, mérite bien, selon nous, un spectacle à part entière, à la fois réaliste dans ce qu'il dit de la nature humaine et fantastique dans la façon dont la violence et la peur s'y manifestent.
Les thématiques abordées feront l'objet d'un travail de médiation, notamment avec les partenaires en production et diffusion, en lien avec la communauté éducative et les acteurs socio-culturels des territoires.
Nous avons rapidement eu l'envie de faire de ce village de Salem un lieu hors du temps et de l'espace. Esthétiquement, nous souhaitions laisser un grand trouble sur l'époque et l'endroit où se déroule le récit. Ce flou volontaire, correspondant à ces petits villages reculés vivant à l'écart, nous a permis d'écrire le spectacle en le situant dans un huis-clos géographique et culturel : ainsi, notre Salem est un petit village perdu, cerné par les montagnes et la forêt.
En assumant de réécrire l'histoire de Salem dans ce contexte non-défini, nous souhaitions dès le départ démontrer que ce fait divers du XVIIème siècle possédait une force dramatique universelle pouvant se reproduire dans toutes les sociétés et à toutes les époques.
Nous voulions également aller au bout du principe consistant à plonger le spectateur dans le point de vue de ces quatre femmes dépassées par les évènements qu'elles provoquent. En partant du principe que les simulacres de possession mis en place par les héroïnes sont provoqués sous la menace et la pression, nous ne voulions pas envisager ces quatre personnages comme des êtres maléfiques cherchant à se venger. Au contraire, nous voulions développe l'identité de ce groupe féminin comme celui de personnalités qui, poussées dans leurs retanchements, se mettent à croire à leurs propres mensonges.
Ce parti pris psychologique fut la base de tout le travail de plateau et de direction. Au récit documenté et objectif des faits, nous avons préféré pénétrer l'univers mental de nos personnages qui, par le mensonge qu'elles mettent en place, commencent à se convaincre d'être ce qu'elles prétendent être.
Nous avons alors décidé de pousser à l'extrême un certain nombre de codes esthétiques et formels pour permettre aux spectateurs de plonger davantage dans le délire paranoïaque de chacune d'entre elles. Ainsi, les villageois ne seront représentés que par le son et suggérés hors-champ. Un choeur de chanteurs enregistré pour l'occasion dans une langue inventée, aura à charge de suggérer au plateau l'idée de cette masse menaçante de villageois autour des différents lieux de retraite de nos sorcières, tel un monstre rôdant constamment à l'extérieur. Seules les quatre femmes semblent les voir et les comprendre, alors que le spectateur ne percevra qu'une foule menaçante, d'autant plus anxiogène qu'elle n'est jamais montrée au plateau.
Les éléments naturels joueront également une place importante au niveau de l'univers sonore. Tempête, vent, feu, pluie, orage, effondrement, seront la métaphore des sentiments perturbés de nos quatre protagonistes, instaurant l'idée d'un univers qui sombre progressivement dans une apocalypse.
Puis, nous avons décidé de pousser encore plus loin cette plongée dans l'univers mental de nos quatre sorcières en optant pour une scénographie et des décors très minimalistes. Au fur et à mesure du récit, les espaces seront uniquement définis par des jeux et des codes de lumières surréalistes ou expressionnistes qui auront à charge d'immerger les spectateurs dans ce cauchemar éveillé. Ainsi, dans certains actes, les fenêtres seront au plafond, les portes seront au sol, etc... accentuant ainsi la déconstruction des espaces et la perte de repères du spectateur comme dans un cauchemar.
Il en sera de même avec les chorégraphies et les moments corporels du spectacle qui rythmeront les transitions entre chaque acte et qui incarneront les traversées mentales et physiques des quatre femmes d'un huis-clos à l'autre.