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Le retour des images
Photographies documentaires et restitution réflexive
Tulipe Mobile -octobre 2020
En 2005, dans « La photographie - entre art et document contemporain »,
André Rouillé
introduit la notion de « reportage dialogique » à propos des photographies d’
Olivier Pasquiers
et de
Marc Pataut
. On pourrait penser que cette dénomination marque le début d’une théorisation d’une pratique photographique qui ne se contenterai pas « de photographier des choses ou des gens », mais de photographier « l’état des choses » avec et « pour les gens ». Il faut pourtant remonter en arrière pour comprendre comment la pratique « du retour des images » a pu devenir une alternative à la fois au monde des média de masse comme à celui du monde de l’art, une position « u-topique » qui fait écho à celle que défend Walker Evans à propos de sa pratique : « Je pense que je photographiais contre le style de l'époque, contre la photographie de salon, contre la photographie de beauté, contre la photographie d’art. (.) Je faisais un travail non artistique et non commercial (.)».
Cette résonance avec la pratique de Walker Evans ne doit pourtant pas faire oublié que la compatibilité entre une approche documentaire et les dialogues possibles entre photographie, photographiés et photographes, la possibilité que les photographies existent aussi pour les personnes concernées par ce qu’elles contiennent évoquent ou imaginent, sont inexistantes dans le discours de l’époque. Aux Etats-Unis, dans les années 30, la question de la réception des photographies était absorbée par la volonté de définir sa modernité entre art et document, par la volonté de neutralité entre le fond et la forme. C'est ce qu'exprime Walker Evans dans cet entretien des années 70.
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Le premier à faire ce rapprochement est sans doute
Gilles Saussier
en 2001 dans « Situation du reportage, actualité d’une alternative documentaire ». Ce texte qui décrit avec précision la mort du mythe du « photo-reporter » 10 ans après sa chute en Irak, introduit également la possibilité d’une démarche alternative pour informer, documenter et restituer. Curieusement, dans le chapitre intitulé « le site » qui décrit une restitution qui permet d’établir des relations entre le lieu d’exposition - le site - et les photographies, Gilles Saussier évoque une installation de « Living in the Fringes » dans un barrage anti-tempête aux Pays-Bas en 1998, mais oublie « Shakhari Bazar » sa première exposition personnelle dans le quartier hindou de Dhaka au Bangladesh en 1997.
Voici pourtant ce qu’il en dit sur son site internet :
« L’exposition dans Shakhari Bazar se composait de 74 portraits d’habitants pris lors d’un reportage mené de 1995 à 1996 sur la vieille ville de Dhaka. Les images accumulées formaient un stock étrange, une verroterie que je ne me sentais plus d’écouler auprès de la presse occidentale. Je décidais d’exposer sur place les images les plus reconnaissables par les personnes photographiées, d’utiliser l’espace d’exposition comme le début et non comme la fin d’un processus de prise de vues.
L’exposition eut lieu sous un chapiteau de tissu et de bambous érigé sur la seule parcelle de terre non construite de la rue, propriété de l’hôtel Kampalna qui la réserve aux banquets de mariages. En quelques jours, trois à quatre mille personnes visitèrent l’exposition : habitants de Shakhari Bazar mais aussi foule des colporteurs, manoeuvres, mendiants, fakirs, enfants des rues…Le dernier jour, les photographies furent distribuées aux habitants. L’exposition prit fin au fur et à mesure que chacun emportait son portrait. »
Les photographies de Gilles Saussier n’étaient plus seulement les siennes mais aussi le portrait que chacun emportait. Cette volatilisation de l’exposition de Gilles Saussier ne concrétisait pas la disparition des images mais leur retour. Retour que Gilles Saussier documentera en 2001 en allant les « re-photographier » dans les boutiques ou les intérieurs de leurs propriétaires.
Dans un certain sens, avec « Shakhari Bazar », Gilles Saussier a formalisé un partage que de nombreux photographes pratiquaient de manière individuelle et aléatoire en donnant des tirages aux personnes représentées dans les images. On connait la difficulté des héritiers de Robert Doisneau pour établir une liste des tirages susceptibles d’être vendus comme oeuvres d’art à 30 exemplaires, tant il en a donné par générosité mais aussi comme un pied de nez à l’institutionnalisation de la photographie en tant qu’art.
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En 2003 Pablo Fernandez, photographe résident en Suisse, pratiquait ce « retour des images » comme principe interactif de documentation et de restitution. Depuis 2002 Pablo avait noué des liens avec les habitants, les musiciens ainsi qu’avec les autorités culturelles d’une petite ville du sud de la Serbie comportant une forte minorité Rrom de 30%. Pendant une année il est revenu plusieurs fois afin de photographier la vie quotidienne des habitants. Encourager par Milo Petrovic et le directeur du centre culturel de Surdulica, il a imaginé une exposition sur place plutôt qu’en Suisse. Cela aurait pu être un « reportage de fond » de plus. « Musiques du vent, souffle des hommes » s’est transformé en projet « in situ».
Cette opération, renouvelée en 2004 et 2005, a été l'occasion de donner de nombreux tirages aux habitants ainsi qu’au Centre Culturel de la ville. En 2004, Pablo et Hervé Dez avaient complété le dispositif de « retour des images » par un studio mobile dans la rue pour photographier les habitants (Slikaj me! - Photographie moi!). Les portraits étaient montrés chaque soir au centre culturel dans une projection et les "photographiés" récupéraient un tirage réalisé par le photographe local.
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D’une certaine manière, ce « retour des images » était aussi la marque de fabrique du collectif dont Olivier Pasquiers et Hervé Dez ont été membre, "Le bar floréal" ( 1985 - 2015 ). On pourrait citer les projets « Dieppe s’affiche » en 1987 avec une exposition 4x3m dans la ville, « La Courneuve, rue Renoir » exposé en bas de l’immeuble en 1998, ou même « La traversée de Belleville de Willy Ronis » en 1991, un parcours dans les rues du quartier avec les photographies de Willy Ronis exposées là où elle avaient été prises, et plus encore, une grande partie des projets d’Oliver Pasquiers qui mélangent prise de parole, partage avec les photographiés, ateliers, restitution pour et avec les photographiés.
Le bar Floréal n’avait pourtant pas produit de théorisation aboutie sur sa pratique. En 2005, la publication d’un livre aux éditions Créaphis pour les 20 ans du collectif, a permis d’amorcer un début de réflexion sur « le retour des images » dans le texte de Françoise Denoyelle, historienne de la photographie alors présidente de l’association.
« La photographie, au-delà du document, fonctionne comme une prise de parole à entrées multiples. Plus que de « prendre » des photographies il est urgent de les « restituer » dans un dialogue, un échange avec ceux qui ont participé à la démarche du photographe. »
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Ce type de restitution, hier revendiquée par opposition à celle de la presse et des galeries, s’effectue presque naturellement pour certains jeunes photographes. Pour « Faux-Bourgs » (2013), un travail documentaire sur les banlieues de Marseille, Yoanne Lamoulène a photographié des quartiers qui ressemblent à ceux dans lesquels elle a toujours vécue et c’est tout naturellement qu’elle a exposé sur place ses photographies.
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Cette fonction sociale, présente dans la restitution, impose aux images qu’elles soient l’objet d’une réflexion possible par l’image pour les récepteurs, en l’occurrence les habitants concernés par les photographies. Ce n’est donc plus seulement l’objet traité dans la photographie documentaire qui est un principe actif qui permet aux récepteurs d’avoir une attention au monde, mais la liberté pour eux de se voir ou de voir le-leur monde autrement. Cette liberté est rendue possible par une restitution « réflexive ». Le processus classique d’une relation esthétique, l’attention que les récepteurs portent sur leur attention, se fait alors naturellement. Cette restitution est aussi un moyen de situer la photographie documentaire dans une u-topie. A la fois document et objet esthétique, en-dehors des média de masse et du monde de l’art.
Tulipe Mobile — octobre 2020